10 mai, 2019

Face aux commerces, la ville se modifie

Logement, commerce, déplacement : c’est la triade urbaine, à laquelle il faut ajouter le lieu de travail, qui conditionne l’organisation spatiale des villes. Si nous nous en tenons ici aux commerces, nous constatons une transformation en cours qui reconfigure les espaces urbains. À partir des années 1960 sont apparus les centres commerciaux, rebaptisés hyper ou supermarché selon leur surface. Le 15 juin 1963 ouvre le premier supermarché Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne). Un magasin de 2 500 m² avec 450 places de parking, installé au milieu des champs, loin de la ville. Les prix sont 15 à 20% inférieurs aux épiceries classiques et l’on trouve tout sous le même toit. Pour les ménagères soucieuses de leur budget et de leur temps c’est une aubaine, qui a donné naissance à de très nombreux autres hyper à travers la France.

 

L’espace urbain s’est reconfiguré autour de ces centres commerciaux. Cela donne des zones d’activités à l’extérieur des villes, auxquelles on accède par des voies autoroutières. En 1969 ouvre Cap 3000 à Nice puis Parly 2 au Chesnay. 150 boutiques situées à proximité d’une sortie d’autoroute auxquelles on accède grâce à la voiture, vue comme un élément de libération. Des prix bas, de l’abondance, de la variété, des gains de temps et de coûts : l’hyper révolutionne la ville et la vie.

 

Les choses changent, les hypers aussi. Ceux d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les hangars tristes et monotones des années 1960. Ils sont désormais conçus comme des lieux de vie et des reproductions de petites villes. On y trouve des cinémas, des centres de sport et de loisirs, des services publics ; l’architecture se veut davantage intégrée et imite les rues piétonnes des villes. Le beau et l’esthétique essayent de se conjuguer dans des décors qui font parfois un peu carton-pâte.

 

La vente en ligne révolutionnée

 

Les hypers apparemment indétrônables subissent la concurrence de la vente en ligne. Qu’apporte internet ? La même chose que les hypers des années 1960 : de la variété, du choix, des prix bas et un gain de temps. Depuis qu’il est possible de commander via un site et de se faire livrer chez soi, le client gagne un précieux temps de transport. Les hypers sont détrônés par la révolution qu’ils ont eu même initiée il y a cinquante ans. Internet n’a pas changé la technique : la vente par correspondance existait bien avant l’apparition du web, mais il a facilité le processus et il a permis au plus grand nombre de vendre via des sites de marché.

 

France Loisirs et La Redoute ont loupé le coche, eux qui étaient les grandes entreprises de la vente par correspondance. France Loisirs aurait pu être l’Amazon français, il en avait la légitimité et l’implantation. L’entreprise n’a pas fait faillite, mais elle n’a plus le lustre des années 1970-1980. Idem pour La Redoute, qui a perdu son avantage comparatif. Comme toujours, cette évolution des techniques et de l’économie a des conséquences sur les évolutions spatiales et l’organisation des villes et elles pourraient se révéler positives.

 

La facilitation de la vente par correspondance grâce à internet ouvre de nouveaux marchés aux vendeurs et aux acheteurs. Grâce aux places de marché (marketplace), un libraire peut vendre au-delà de sa zone de chalandise traditionnelle. Il m’est ainsi arrivé d’acheter des livres sur Amazon qui étaient vendus par des libraires de Brest et de Caen. Mais l’acheteur n’est plus lui aussi contraint par le lieu. Jusqu’à présent, pour acheter des livres universitaires il fallait être à proximité des grandes librairies, comme Le Furet du nord à Lille ou Gibert à Paris. Certes, il est possible de commander un livre dans n’importe quelle librairie, mais encore faut-il savoir précisément quel livre on souhaite acquérir. Amazon permet aux habitants des zones périphériques d’accéder à ces livres au même titre que ceux des zones centrales. L’abolition de l’espace crée les possibilités d’une égalité culturelle. Le chiffre d’affaires du e-commerce est ainsi passé de 30 milliards d’euros en 2010 à 92.6 milliards en 2018.

 

La livraison transforme l’espace

 

Autres transformations, celle des livraisons. La vente par correspondance via internet rend inutile un certain nombre de déplacements. Le modèle de triade issu des années 1960 : logement, commerce, déplacement est en train de se transformer en logement, commande, livraison. Cela signifie un gain de temps pour le consommateur, un gain d’espace (fini les parkings), une modification des paysages et moins de circulation. Désormais, un camion peut faire le tour d’une ville pour assurer les livraisons, au lieu de centaines d’habitants qui se déplacent pour acheter. C’est une des solutions à apporter aux problèmes des bouchons et des embouteillages : non pas empêcher les circulations en fermant des voies, comme le fait la maire de Paris, mais rendre obsolètes certains transports par l’accès direct à domicile.

 

La spatialisation de l’espace urbain conduit aussi à des modifications de ses centres-villes. Les hypers nécessitent de grandes surfaces de parkings et de stockage, or l’espace coute cher, surtout en centre-ville. Avec le développement de la livraison à domicile, il n’est plus nécessaire de s’y rendre en voiture, les transports en commun peuvent suffire. Ce qui assure un gain de place. Il n’est plus nécessaire aussi de disposer d’un stock important : celui-ci peut être entreposé en périphérie, là où l’immobilier est moins cher. Ces nouvelles formules s’illustrent dans deux exemples récents à Paris. Ikea a ainsi ouvert un magasin début mai dans le centre de Paris, alors que l’enseigne était habituée aux banlieues périurbaines. Ce magasin est à la fois un showroom et un lieu de vie, avec des restaurants et des espaces de détente. Les clients peuvent venir voir les meubles, faire leurs achats et les recevoir chez eux par livraison. La place de la Madeleine connaît ainsi une nouvelle vie. Ouverture d’un Leroy-Merlin et d’un magasin de meubles Miliboo. La place du luxe (Hédiard, Fauchon, Caspia) est en train de changer et de devenir celle des meubles et du bricolage.

 

La victoire du petit

 

Conséquence inattendue : la revitalisation des commerces de centre-ville. Grâce à la vente en ligne, ils deviennent des points relais où retirer les colis. Cela leur assure un complément de revenu et un surcroit d’activités, leur permettant de diversifier leurs offres. La clientèle qui vient retirer son colis découvre le magasin, devenant un client potentiel. Ainsi, la centralité du magasin redevient un intérêt stratégique au lieu d’être un inconvénient. Fleuristes, tabacs, maisons de la presse diversifient leurs offres. Comme souvent, ces nouvelles techniques font advenir de nouveaux métiers : les livreurs, les logisticiens qui gèrent les immenses plateformes d’échanges et tous les métiers indus : fabricants de carton et d’outils de transports. On voit les métiers détruits par ces nouvelles activités, on perçoit moins les nouveaux métiers créés. Internet, la vente par correspondance et la livraison peuvent contribuer à revitaliser certains centres-villes et à dynamiser des commerces poussifs. Les hypers sont délaissés : baisse du chiffre d’affaires de 30% en huit ans et Auchan qui vient d’annoncer la fermeture de 21 sites. Carrefour a annoncé la suppression de 3 000 emplois consécutifs à la fermeture de certains supermarchés. Mais l’enseigne investit dorénavant dans les centres-villes, avec des magasins de proximité qui ne vendent pas seulement de l’alimentaire, mais qui deviennent des lieux de vie. Depuis quelques années, Franprix et Monoprix ont installé des tables et des fours à micro-ondes dans leurs magasins pour pouvoir consommer les produits achetés. Ils se font ainsi restaurants, mais à des prix moindres que les brasseries. Ces magasins ont su faire de leur situation autrefois désavantageuse (coût du foncier, enclavement) un atout (centralité des magasins, accessibilité). Le retournement s’est fait en quelques années, preuve que les entreprises savent s’adapter aux nouvelles contraintes, sans besoin de l’intervention de l’État.

 

La vente par correspondance détruit la discrimination de l’espace et met la périphérie et la province sur le même pied d’égalité que Paris. Dans les années 1970, la date de sortie des films variait en fonction des lieux : d’abord à Paris et dans les grandes villes puis en banlieue et en province, avec parfois des écarts de plusieurs semaines. Puis les films sont sortis au même moment, mais pas dans tous les cinémas. Le streaming permet aujourd’hui à un habitant du Rouergue de voir un film en même temps qu’un Parisien, à condition de disposer d’une bonne connexion internet. Les évolutions techniques gomment les espaces et créent un monde plus plat. À terme, on peut envisager que des espaces aujourd’hui délaissés redeviennent attirants, du fait de leur qualité de vie et de la faible cherté de l’immobilier. L’organisation urbaine et spatiale issue des années 1950-1960 est donc en train d’évoluer, et c’est encore une fois l’échange qui est à la source de ces évolutions. Nous allons vers de nouvelles occupations spatiales qui, espérons-le, seront en faveur des populations.

 

 

 

Auteur: Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).

7 Commentaires

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  • Blondin

    15 mai 2019

    Article passionnant.
    J’ajouterais qu’une fois de plus, l’Etat-qui-se-veut-stratège est en train de laisser passer une opportunité extraordinaire d’aménagement du territoire.
    Les administrations centrales continuent d’être toutes à Paris, alors qu’avec les possibilités de connexions à distance (skype par exemple) nombre de services pourraient « migrer » dans des zones actuellement dévitalisées. Pourquoi, par exemple, implanter un « pentagone français » Porte Balard, alors que la plupart des services pourraient aisément se situer à Dijon ou Bourges ?
    Pour être parfaitement honnête, il semble que G. Darmamin veut délocaliser 3.000 fonctionnaires à Guéret. A suivre…

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  • Steve

    15 mai 2019

    Bonjour M. Noé

    En résumé, grâce à l’internet, le vieux rêve d’Alphonse Allais – mettre les villes à la campagne- devient une réalité!
    Il ne reste qu’à marier internet, la conduite autonome et notre extraordinaire réseau ferré secondaire, aujourd’hui laissé à l’abandon, pour construire un vrai réseau de distribution peu polluant et pouvant fonctionner 24h/24.
    Merci et cordiales salutations.

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  • Philippe

    12 mai 2019

    Après les friches industrielles ( mines de charbon – aciéries – chantiers navals – usines …) voici venir les friches commerciales ( hypermarchés – parkings ) . Comment les recycler ?

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    • abeille bleue

      12 mai 2019

      En les transformant en lieu de permaculture urbaine, par exemple.

    • Charles Heyd

      12 mai 2019

      Oui #abeille bleue, on réinventera les jardins ouvriers!

  • Rara

    11 mai 2019

    Bonjour Monsieur Noé, je vous remercie pour cet article passionnant ! Nos chers élus socialistes/écologistes devraient prendre connaissance de celui-ci. En effet, certains d’entre eux souhaiteraient taxer les livraisons à domicile pour « lutter contre la pollution ». Quelle erreur ! Autre chose que je trouve paradoxal : le prix de l’immobilier continue de monter à Paris alors qu’Internet permet de vivre bien ailleurs que dans les grandes villes. Est ce le fait de l’attractivité de Paris à l’international ? Du tourisme ? Nos aéroports devraient également évoluer avec les nouveaux avions, petits et avec une capacité à aller loin (cf le vol test Toulouse – Seychelles) : les grandes villes régionales pourraient en profiter…

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  • breizh

    10 mai 2019

    cela ira en faveur des populations, si l’Administration ne vient pas mettre son bazar pour rappeler qu’elle existe et qu’elle a besoin de manger.

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