22 novembre, 2012

Les animaux farcis ne se rencontrent généralement que l’hiver

A Thanksgiving – 4ème jeudi de novembre aux Etats-Unis – les américains sacrifient un dindon. En France, la dinde est souvent farcie pour Noêl et accompagnée de marrons. En Alsace et dans l’est et le nord de l’Europe, c’est souvent une oie qui est sacrifiée et farcie avec des pommes, des choux rouges,  des navets confits ou de la choucroute. En Angleterre, elle est plutôt farcie d’oignons, de mie de pain et de sauge.

 

Le mets farci, presque toujours un gros oiseau, est associé à la fête et n’est guère consommé le reste de l’année. Ce n’était pourtant pas toujours le cas. La carpe à la Chambord est un plat français traditionnel que l’écrivain, journaliste et gastronome Jean Ferniot cite avec raison dans une de ses fresques romanesques. Toujours vendue vivante en application des règlements de police, la carpe est le poisson le plus consommé à Paris selon un rapport de 1791 du grand Lavoisier. Paris consomme alors annuellement de l’ordre de 800,000 carpes, 56,000 anguilles, 30,000 brochets, 30,000 tanches et 6 000 perches. Soit plus d’une carpe par personne, la population parisienne au début de la Révolution étant d’environ 600,000 personnes. On piquait la carpe de lard, le plus dru possible, et on la remplissait d’un ragoût de ris de veau, foies gras et truffes avant de la cuire au vin de Champagne (Dictionnaire des aliments, 1750). Plus tard on utilisera plutôt du vin rouge. Autrement dit et contrairement  à ce que d’aucuns croient, la carpe n’était pas seulement un plat phare de la cuisine juive ! La carpe à la Chambord moderne de Carême (1833) a une farce de filets de sole et une décoration de filets de sole contisés alternés de queues de langoustines. La carpe Chambord d’Escoffier (1933) a des écailles simulées par des croissants de truffes. En 1976, Michel Guérard nous fit découvrir sa volaille « truffée » au persil, champignons de Paris et fromage blanc 0% dans « La grande cuisine minceur ». Un peu plus tard Alain Chapel nous fit découvrir une poulette aux asperges sauvages farcie de carottes, oignons et navets. Farces allégées de la Nouvelle Cuisine, mais farces quand mêmes. Le 30 septembre 2004, Yannick Alleno prépara un remarquable grand turbot farci dans le style de Carême pour un déjeuner à l’hôtel Meurice mais ne le mit pas à sa carte. La farce est en voie de disparition et c’est dommage. Il faudrait la réhabiliter. Pour les volailles, c’est facile. Comme aurait pu le dire Bernadin de Saint-Pierre, elles ont une cavité destinée à recevoir une farce. Une bonne formule est d’utiliser du pain rassis, du bacon, le foie de la volaille, des échalotes, des olives noires, un citron, un peu de gingembre et des graines de fenouil ou de cumin (carvi).

 

Alors pourquoi cette disparition des farces? Le service à l’assiette a sans doute contribué à la disparition des plats que l’on découpait à table devant tous les convives, y compris les plats farcis. C’est le cas au restaurant où l’art de trancher a été relégué à la cuisine et où le personnel de salle ne sert généralement qu’à amener des assiettes mises en scène à la cuisine. Rares sont les restaurants où le personnel sait découper un grand turbot en salle comme au Meurice ou chez Maxim’s ! Quant aux repas à la maison, ils sont souvent décalés, chacun prenant ses repas à des heures différentes. C’est seulement lors de fêtes que la famille est réunie et que la farce réapparait.

 

Les réglementations sanitaires ont sans doute accentué la disparition de la farce. Pour empêcher le développement d’agents pathogènes (Listeria, Salmonella, etc.), elles imposent des températures et des durées minimales. En Angleterre, la température magique est, paraît-il, 65,5ºC. Si la farce d’une oie atteint cette température, les blancs seront trop cuits. Il faut donc mieux cuire les éléments séparément. Donc plus de jolie oie farcie à découper…

 

En politique c’est un peu la même chose. L’art de la farce a connu son apogée avec le Cheval de Troie. Farcir un cheval c’est osé, mais la ruse d’Ulysse réussit malgré les avertissements de Cassandre. Timeo danaos et dona ferentes. La ruse a de nouveau réussi et l’Europe a ouvert ses murs et pas seulement aux Grecs. C’est nous les dindons de la farce. Il ne reste plus qu’à souhaiter que comme le dindon vivant offert cérémoniellement au Président américain par la Fédération des éleveurs de dindons, nous soyons graciés. La tradition a été initiée en plaisantant par Ronald Reagan et poursuivie par George Bush. Mais statistiquement il n’y a qu’un ou deux dindons qui sont sauvés alors que 45 millions seront farcis et servis avec une sauce à la canneberge (cranberry) le 22 novembre aux Etats-Unis.

Vive la tradition de Thanksgiving !

 

 

 

 

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

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